Quand j'étais nous. Chapitre 1

Je suis revenue dans ce pays maudit dix-huit ans après l'avoir quitté. La fille des voisins m'a retrouvée sur internet. Moi qui avais toujours pensé avoir disparu en paix. Elle voulait me prévenir que mon vieil oncle venait de mourir et d'être enterré. J'ai réfléchi à la question des mois durant. Allais-je vraiment y retourner juste pour me recueillir sur sa tombe ? Mon oncle était une bonne personne, il fut le seul adulte duquel je ne me méfiais pas lorsque j'étais une petite fille. Il n'y a que les bonnes personnes mortes qui peuvent nous décider à revenir. 

Je ne retrouve rien -ou si peu- de la ville que j'avais si bien connue. De lourds véhicules aux carrosseries rutilantes circulent partout sur des routes goudronnées, bien noires, lisses et brillantes. « Merci l'Union Européenne », je me dis, pleine de mépris. Les façades des immeubles sont rénovées, les magasins et banques affichent des vitrines impeccables et les gens eux-mêmes paraissent plus propres. Dans mon quartier, ils me reconnaissent immédiatement à ma jambe boiteuse et ils se ruent sur moi. Ils ne veulent pas tant savoir comment c'est « là-bas » que de faire de moi le témoin de leur transformation: « Tu as vu les belles routes que nous avons maintenant ? ».


« Votre oncle est mort dans son sommeil », me raconte la fille des voisins en me conduisant à sa tombe, une tombe modeste, un monticule de terre dans lequel on a fourré une bruyère maigrelette, surmonté d'une croix en bois. « Merci mon oncle, merci pour ta gentillesse. J'espère que tu reposes en paix auprès de ton Dieu ». La fille des voisins m'emmène ensuite chez la vieille maîtresse d'école. Elle tient à me voir, semble-t-il. Je grelotte. Pourquoi donc ? Cette vieille bique n'a eu de cesse de nous humilier et de nous battre. Par curiosité, c'est évident. Elle veut voir comment se porte la boiteuse. Je me laisse faire. Elle m'accueille dans sa vieille maison moisie et je me réjouis de voir qu'aucun de ses enfants n'a jamais remplacé la tapisserie jaunie qui tombe en lambeaux. Elle est seule, une bonne dizaine de chats miaulant autour d'elle, mais seule. La vieille folle aux chats qui vit dans une maison moisie à l'odeur d’ammoniaque répugnante. Enfant, je n'aurai pas imaginé meilleure fin pour elle. Je décide de respirer par la bouche, réponds aux questions de façon vague, refuse de toucher à ma tasse de thé. Avant de prendre congé, je demande de ses nouvelles. « Oh, il est tombé du haut du grand pin il y a quelques semaines. Il voulait se débarrasser d'un nid de chenilles processionnaires. Tu sais, il n'a pas changé, il est toujours aussi casse-cou. En tout cas, il a été bien amoché. Tu devrais lui rendre visite, cela lui ferait du bien! ». À l'entendre parler ainsi, avec cette familiarité, comme si elle le connaissait vraiment, à me conseiller, à moi, d'aller le voir, lui, elle me donne l'envie de lui tordre le cou comme à une oie.


Je découvre avec soulagement que la maison n'a pas bougé. Je lève les yeux vers la façade fossilisée qui a depuis bien longtemps pris cette patine indéfinie entre gris souris et bleu charrette. Le jardin est laissé à l'abandon comme il l'a toujours été. Mais ce n'est pas pire qu'avant. Seul le fameux pin a continué à prendre de la hauteur. Je frappe à la porte déglinguée en bois, la pousse du bout des doigts et elle s'ouvre dans un grincement tel que c'en est presque comique. Je passe la tête à l'intérieur, appelle son nom, entends alors une voix faible qui semble dire:« Entre ». Dans le couloir, accrochée au porte-manteau, je reconnais immédiatement l'épaisse ceinture en cuir du père, celle avec laquelle il avait tant été frappé,
d'abord par le vieux lui-même, avant que celui-ci ne crève, saoul comme une barrique, dans son fossé, et qu'on le retrouve au petit matin d'un mois de janvier terrible, quasiment congelé, puis par la mère. J'avance avec prudence, avec cette envie subite de foutre le camp d'ici. Il est là, assis dans l'antique fauteuil en velours vert du paternel, ses longues jambes tendues, ses pieds reposant sur une bûche. Il porte ses bras en croix sur son poitrail, accompagnant ainsi une respiration douloureuse. Il me fixe de ses yeux de charbon, noirs, si noirs, ses yeux enfoncés dans un visage meurtri, tout recouvert d'hématomes virant au vert, en dépit desquels je me dis qu'il n'a pas beaucoup changé. Nous restons là, immobiles et silencieux. Enfin, il ouvre la bouche en grimaçant. Des sons indistincts en sortent. Il s'est manifestement cassé la mâchoire dans sa chute. Soulagée, je réalise que nous n'allons pas parler.

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