Quand j'étais nous. Chapitre 7

Je fais glisser un bout de patate recouvert de beurre sur ma langue et je manque de me brûler. Je ressens une douleur piquante au niveau de mes tempes quand je mâche, j'ai du mal à avaler, j'ai envie de vomir. Ma jambe s'est raidie depuis quelques jours, aujourd'hui, elle est dure comme un bloc de pierre et je peux à peine me déplacer. Il me regarde, désemparé, veut appeler le médecin, celui au stylo bic. Je refuse catégoriquement. J'ai la tête qui tourne, je me mets au lit et n'en sors plus. J'ai chaud, j'ai la peau qui me brûle, je me gratte souvent et de plus en plus fort. Des souvenirs enfouis me reviennent. Je repense à ce jour où ma sœur est partie sans prévenir et qu'elle m'a abandonnée à eux. Je repense aussi à ce jour où j'ai perdu ma jambe. Une farandole de têtes sans corps défile sous mes paupières, des visages du passé, des morts et des presque morts, et au milieu d'eux, soudain, un renard. Une odeur âcre monte du fond du lit. Dans mon délire fiévreux, je me demande si ma jambe n'est pas en train de pourrir. Je vois des gens qui posent leur indexe bien à la verticale sur leur bouche. Surtout ne pas parler. Je vois l'église éclairée, le curé dans sa chasuble violette, le sacristain au visage cireux à côté du curé, les enfants de chœur ; des chants s'élèvent, une odeur d'encens s'élève. Je me souviens bien du renard. C'est l'hiver, tôt le matin, il fait encore nuit, nous allons à l'école mais juste avant d'y arriver, nous bifurquons sur notre droite. Nous ne prenons pas notre chemin, de peur qu'on nous retrouve. Nous sortons de la ville et avançons sur la départementale bordée de sapins. En plein milieu de la route, est couché un renard, une patte en l'air, les autres cassées, il vient d'être renversé par une voiture. Il tend vers nous une gueule ensanglantée et suppliante. Ses yeux écarquillés et terrifiés implorent notre secours. Je cris et me mets à pleurer immédiatement. Nous devons chercher quelqu'un qui puisse faire quelque chose! Il me dit qu'il n'y a plus rien à faire, qu'il faut l'achever. Il s'engage dans le bois. Je suis à genoux à présent, tout à côté du renard, j'ai enfoui mon visage dans mes mains et je prie. Lui revient, un bout de bois serré dans sa main. Il s'approche, il me dit « pousse toi », je recule et voilà qu'il frappe le renard. Il le frappe, le frappe, dix fois, quinze fois, vingt fois. Je presse mes mains sur ma figure et je hurle, je hurle. Et bien qu'ils soient recouverts par mes hurlements, j'entends quand même ceux du renard et le bruit du bois qui s'abat et s'abat encore sur la chair et sur le bitume.

À présent, il est devant moi et c'est lui qui cache son visage de ses bras. J'ai parlé lentement et à voix basse. J'ai répété les mots de la vieille. Il est devenu blême, il a baissé les yeux et j'ai tout de suite compris que tout était vrai. De toute façon, je le savais déjà. Soudain, il se redresse et tape du poing la table si violemment qu'elle se craque. Son visage est pourpre maintenant, ses yeux, plus noirs que jamais. Il rugit et renverse la table. Je ne sais pas contre qui s'adresse cette colère. Il quitte la pièce en deux enjambées, s'enfuit dans le couloir, ouvre la porte comme s'il allait l'arracher et la fait claquer derrière lui.

Dans la nuit, au fond du lit, je serre contre mon ventre un oreiller, mes doigts sont plantés dedans en crochets. Je ne peux pas les desserrer. J'entends soudain un fracassement épouvantable. Je ferme mes paupières. Est-ce une explosion ? Un deuxième fracassement, plus long, lugubre, déchirant, fend l'obscurité. C'est le grand pin qui est en train de se briser.

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