QUAND j'étais nous. Chapitre 3

À la fille des voisins, j'avais demandé de me prévenir si quoi que ce soit arrivait à nouveau et avais insisté sur le quoi que ce soit. Mais un an avait passé sans que j'eusse la moindre nouvelle de là-bas. Au cours des premiers mois, il m'arriva de guetter la sonnerie du téléphone, les premières semaines même, allongée sur mon canapé, un livre à la main, je jetais un coup d’œil à l'appareil entre chaque page que je tournais. Attente vaine et ridicule. Et je craignis un beau jour de lui attirer la poisse ; quelque chose de mauvais finirait par lui arriver à force d'y penser. Alors j'ai oublié. Je me suis replongée dans mes affaires, mon appartement aux murs taupes, mon bureau bien rangé, des traductions pour des clients que je ne rencontrais jamais, les mercredis soir à la chorale, des dîners avec des copines, toutes divorcées. Cette existence discrète avait au moins le mérite de me maintenir d'humeur équanime.

Et puis, elle m'appela un dimanche matin. « Il a de la fièvre », dit-elle. « Je ne savais pas si je devais vous prévenir pour de la fièvre, mais j'ai entendu dire qu'elle dure depuis plusieurs jours et qu'il délire». « Tu as bien fait. Je viens ». Je n'avais pas réfléchi, ma réponse était tout prête. En fait, je crois que je me serai déplacée pour une écharde.

Le médecin est à son chevet. « Son grand problème », déclare-t-il, et il poursuit après un silence qui me parait terrifiant, « ce sont ses dents ». Il accompagne ces paroles tragiques d'un geste qui m'angoisse encore davantage puisqu'il tapote ses propres dents du bout du capuchon de son stylo bic. Ce docteur qui s'alarme devant une denture mais abandonne mon ami à la fièvre, est-il vraiment digne de confiance ? Après son départ, je me penche vers son visage comateux, pose ma main sur ses joues glacées et il râle faiblement. « Est-ce que tu souffres ? », je lui demande à voix basse et il râle encore. Du bout de mon indexe et de mon pouce, je relève et baisse respectivement sa lèvre supérieure et sa lèvre inférieure et m'approche tant désormais que le bout de mon nez frôle le bout du sien. Une odeur de petit mammifère crevé pénètre comme un fin filet de fumée dans mes narines. Mes cloisons nasales se contractent automatiquement, mécanisme de défense qu'elle ont développé et souvent éprouvé au cours des années passées dans la ville. J'ouvre sa bouche un peu plus grand. Lesdites dents sont fendillées, cassées, brunes et noires, pourries. La gencive, elle, rouge et blanche, gonflée. Je recule d'un pas et essuie le plat de ma main sur mon jean. Je m'assieds sur la chaise en formica au bord de la fenêtre sans cesser de le regarder et sans penser à rien. J'écoute son souffle malade s'échapper de cette cavité monstrueuse et suis prise de ce sentiment qu'entre tous je déteste : la pitié. Je me relève, fais le tour du lit, retire mes bottes fourrées, me glisse sous la couverture et me colle contre son dos.

Je ne sais pas depuis combien de jours et de nuits cela dure. Je change ses maillots de corps, sèche sa sueur, étends sous lui des draps de bain propres. Puis je me rendors. Je me réveille. Je le fais se redresser un peu, lui administre ses médicaments, lui fais boire de l'eau sucrée ou du bouillon. Je me rendors. Je me réveille en nage, il transpire tellement que ma peau est ventousée à la sienne. Parfois, l'odeur vinaigrée de la chambre fait remonter en moi de lointains souvenirs de gymnase que j'aurai préféré avoir oubliés pour de bon. Je sors. Je m'adosse contre le bon vieux pin. Je fume une cigarette, une deuxième puis cinq autres. J'en profite pour arracher quelques mauvaises herbes que je jette ensuite dans l'allée. Je tends mon visage au vent glacial et à la neige qui me fouettent les joues. Les branches de pin aussi me fouettent les joues. Ça réveille tout ça et ça sent bon l'hiver. Puis je me dépêche de rentrer et je retourne me coucher contre lui.

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